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Certains parmi eux (marqués
comme ceci ou
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meilleure compréhension du texte, je vous recommande de ne pas ouvrir ces liens
lors de la
première lecture, mais d’y revenir après avoir lu le chapitre entier,
si vous souhaitez acquérir une
connaissance plus complète.
* * *
1.1 - Les élèves et les pédagogues
1.1.1
L’un de mes anciens élèves, étudiant actuellement à Londres, m’a écrit ceci:

Je peux dire avec la main sur le cœur que maintenant, je joue beaucoup plus facilement qu’avant grâce à une de tes remarques: ne pas jouer verticalement vers le bas, mais comme si on voulait “pousser le piano en avant”.
Tout simplement, c’est magique - je ne ressens aucune résistance de la matière!
Je me demande seulement pourquoi on ne ma pas expliqué ceci auparavant...
A vrai dire, lorsque j'étais moi-même élève, on ne m'a pas non plus donné de tels conseils, bien que j'aie eu d'excellents professeurs. Ne possédant pas ce que l'on appelle la technique innée, j'étais confronté durant ma scolarité aux mêmes problèmes techniques que la majorité des jeunes pianistes. Voilà pourquoi je me suis non seulement entraîné pendant de longues années, mais j'ai étudié aussi de nombreux ouvrages spécialisés afin de trouver l'origine de mes erreurs. Cela m'a permis d'obtenir des résultats très précis et spectaculaires dont je vais vous parler ici.
En ce qui concerne le “pont”, je l'explique à mes élèves de différentes manières, mais c'est apparemment la comparaison imagée de “pousser” le piano qui arrive à susciter le mieux l'imagination (cf. l'avant dernier paragraphe du point 1.4d).
1.1.2
Je vais présenter dans ce chapitre les bases techniques qui permettent d'obtenir “cette perte magique de la résistance de la matière”, mais avant que j'y vienne je dois donner une série d'informations indispensables pour une bonne compréhension. Je vais commencer par rappeler deux conseils de
Grands Maîtres, contradictoires en apparence:
Liszt:
“Les mains doivent planer plutôt que ramper sur les touches” plus...
Neuhaus:
“...comparant le bras, y compris l’épaule et le bout des doigts, à un pont suspendu dont l’assise serait d’un coté la tête de l’humérus, de l’autre le doigt sur le clavier” plus...
D'accord, mais on ne sait pas trop comment procéder: non seulement comment faire un “pont” avec la main, mais aussi, avant tout, comment le concilier avec le “vol plané”, puisque ces conseils semblent se contredire mutuellement. Aucun des auteurs de ces conseils, excellents par ailleurs, n'indique clairement la manière de faire, alors que tous les deux parlent à vrai dire de la même chose. Seulement les concepts neuhausiens de “pont” et de “grue” sont des images statiques de l'appareil moteur, un peu comme quelques clichés uniques et immobiles d'un film. Par contre, le “vol plané” de Liszt ressemble davantage à un film en mouvement, c'est-à-dire à une action dynamique mettant en jeu le pont et la grue. Et, comme en témoigne l'un de mes élèves, il arrive qu'une réalisation correcte du “pont” puisse parfois aboutir automatiquement au “vol plané”.
1.1.3
Le terme neuhausien de “pont” correspond à une fixation temporaire de l'appareil moteur permettant de transmettre l'appui (le poids musculaire – nous le verrons plus tard) issu de l'épaule vers le fond de la touche. D'autres pédagogues appellent cela un “bon contact du doigt avec la touche” (“de la main avec le doigt”, “de l'épaule avec la touche”, etc.), quant à ma première enseignante, son expression préférée était: “la main entière doit reposer sur le doigt”. Toutes les tentatives de montrer à l'élève la façon correcte de jouer sont cependant trop vagues, trop floues, car elles n'indiquent pas concrètement comment obtenir ce contact ou cet appui. Je répète une fois de plus ce que j'ai déjà dit dans l'Introduction: celui qui sait n'a de toute façon pas besoin d'informations supplémentaires, par contre celui qui ne sait pas a besoin d'indications plus précises. Dans tous les cas:
Il n'y a pas de bonne technique pianistique sans le pont.
1.2 - L’inertie: comment il ne faut pas jouer?
1.2.1
Principale erreur pianistique
A l'opposé du “pont” se trouve l'erreur la plus fréquente chez les pianistes débutants (mais pas seulement!), qui consiste à appuyer les touches par un mouvement dirigé verticalement vers le bas. Voir les touches s'enfoncer donne la conclusion hâtive selon laquelle pour bien jouer du piano il faut les appuyer dans la même direction, c'est-à-dire vers le bas. On a tendance à oublier que le mécanisme du piano et l'appareil moteur du pianiste doivent constituer une unité couplée de manière précise et que dans le cadre de cet accouplement les mouvements verticaux sont les moins avantageux.
1.2.2
Statique du jeu incorrect
Lorsque vous posez la main sur la surface du clavier (sans appuyer de touches), il y a deux forces contraires et équilibrantes qui agissent sur celle-ci:

- la force gravitationnelle (dessin n°1) et

- la force des muscles de l'épaule qui soulève le membre et qui le déplace vers l'avant juste assez pour que la main reste suspendue au-dessus du clavier. Une telle position provoque des fixations défavorables de l'épaule et du coude

, quant à la force

, elle
ramène le coude vers le torse, en conséquence de son mouvement en arc de cercle.
1.2.3
Dynamique du jeu incorrect
Comme nous le savons, un membre est composé de nombreux segments reliés entre eux de manière flexible par des articulations. Donc, lorsque vous maintenez la main dans cette position défavorable et que vous voulez appuyer les touches vers le bas, vous allez avant tout surcharger les muscles relativement faibles des doigts

. Plus vite et plus fort vous allez jouer, plus haut se trouveront les parties musculaires que vous allez forcer

- successivement celles de l'avant-bras et du bras, ce qui provoquera leur fatigue excessive et, après un jeu long, des douleurs. Nous pouvons supposer que c'est justement cette façon de jouer que
Chopin, alors âgé de 20 ans, a appelé le
“
jeu du coude” (“Le petit Leszkiewicz joue très bien, mais encore du coude dans la majorité” - de la
lettre de Chopin à Tytus Woyciechowski, 10 avril 1830).
1.2.4
Conclusions
La façon incorrecte de jouer, décrite plus haut, vient d'une tendance inconsciente à reporter sur le clavier les gestes naturels de la vie quotidienne (poser par exemple une main passive sur le clavier), qui trouvent rarement une application dans la technique pianistique. Voici les conséquences d'un “
jeu du coude”, c'est-à-dire de l'utilisation des muscles faibles des unités éloignées:

un son pauvre et inégal,

un manque de régularité du rythme, surtout dans les passages rapides,

de grandes pertes d'efficacité technique et une fatigue sérieuse des muscles, pouvant aller
jusqu'à la douleur.
Par contre, lorsqu'ils sont soutenus par l'énergie d'un “moteur” fonctionnant correctement, ces mêmes muscles faibles des unités éloignées sont capables d'exécuter tous les moindres détails du jeu, avec précision et sans fatigue! Comment arriver à cet effet?
1.3 - Moteur du jeu et modèle du “pont”
1.3.1
Quel est le moteur du jeu, c’est-à-dire la source de l’énergie du pianiste?
Il s'agit dans une large mesure d'une retombée du poids du membre sur la touche. Du poids du membre dans son
intégralité. En cas de besoin, celui-ci peut être augmenté par le poids du torse qui penche. Cette retombée ne doit être
ni passive, ni inerte, comme certains pianistes le suggèrent, mais bien au contraire soigneusement contrôlée. Le membre dans son intégralité pèse environ
3,6 kg, dont environ 2 kg pour le bras et l'épaule. Un coude suspendu passivement, tel qu'il est décrit dans le point 1.2.2, fait éliminer du jeu les parties les plus lourdes, c'est-à-dire
plus de la moitié de la puissance de notre “moteur”.
Nous utilisons les muscles avant tout en tant que
force auxiliaire, c'est-à-dire pour:
soulever le poids du membre,

le
déplacer,

le
doser

et seulement en cas de véritable nécessité pour le
compléter, lorsque la force de retombée du
poids est trop faible (position inconfortable de la main ou dynamique importante, par exemple).
En aucun cas il n'est possible de remplacer l'épaule et le bras par le travail des muscles faibles des
unités lointaines, c'est-à-dire des doigts, de la main et de l'avant-bras – ces unités mineures servent à effectuer sur le clavier de nombreuses autres tâches, peu ou très importantes, mais elles ne doivent jamais constituer une source d'énergie! J'en profite pour signaler ici l'existence de moyens techniques (telles que les fixations ligamentaires, les mouvements de levier, de rotation, de projection, etc.) permettant d'augmenter ou de se substituer à l'énergie musculaire.
1.3.2 Test n° 1 - modèle du “pont”
Le test simple qui suit va présenter, étape par étape, la manière de créer un modèle de “pont” pianistique.
a) Test n° 1 - préparation
Une fois assis devant le piano, serrez les deux mains en poings et touchez la latte en bois située juste en dessous du clavier (dessin n°2a). Le dos de la main va alors se trouver quasiment sur la même ligne que la partie supérieure de l'avant-bras.
b) Test n° 1 - exécution
En gardant toujours les mains sur cette latte, commencez à la pousser pas trop fort, un peu comme si vous vouliez repousser le piano (
sur le dessin n°2b). En apparence, rien ne semble changer au cours de cette manœuvre, ni votre position, ni celle du piano qui est évidemment trop lourd pour qu'il puisse être déplacé de cette manière. Vous observerez néanmoins sans difficulté le travail* de trois articulations:
l'articulation du coude, dans laquelle se produit une légère ouverture du bras et de l'avant-bras;
l'articulation de l'épaule, dans laquelle se produit un repoussement du coude par rapport au torse et...
l'articulation de la hanche, qui, bien qu'immobile, effectue son travail statique en empêchant
le torse de basculer en arrière.
*Bien évidemment, une articulation ne peut aucunement effectuer par elle-même des mouvements, de fixations ou de relâchements. Ce travail est effectué par les muscles qui font mouvoir les parties auxquelles ils sont attachés. Néanmoins, dans le langage courant, et surtout dans la pédagogie du piano, l'articulation est fréquemment perçue comme une source de mouvements ou un point de référence facile à identifier (par exemple dans des expressions telles que "jouer du coude" ou "soulever le poignet"). Voilà pourquoi je vais utiliser ici ce raccourci bien commode.
c) Test n° 1 - conclusions
Les articulations du coude et du bras fonctionnent de manière dynamique (active) lors de notre test, par contre l'articulation de la hanche, responsable de la position du torse, reste fixe (passive). Sans une résistance statique du torse, la force des bras, dirigée ici vers l'avant, sur le piano, aurait agi en sens inverse, c'est-à-dire qu'au lieu d'appuyer sur le piano vous vous en seriez éloigné.
Il y a une règle invariable qui dit que le travail de telles unités dépend de la fixation d'autres – nous utilisons inconsciemment le mécanisme de stabilisation dans toutes les tâches quotidiennes, comme par exemple pour marcher. Mais Cz. Sielużycki émettait des réserves: “[...] dans le cas de mouvements synchronisés tels que ceux utilisés dans le jeu, la fixation, bien que présente en règle générale de manière instinctive et automatique, demande souvent un contrôle conscient[...]”
et
„[...]lorsque l'on considère les mouvements d'unités séparément, il faut prendre en compte le genre et le niveau de fixation d'autres unités. Car (comme l'affirmait déjà Matthay) on ne peut pas compter sur la précision d'une frappe lorsque l'on effectue en même temps un mouvement supplémentaire en sens inverse”.
1.4 - Doigts allongés: comment il faut jouer?
1.4.1
Concrètement, comment faire un "pont" pianistique?
Généralement parlant, en fixant les articulations et en ouvrant horizontalement le bras au niveau du coude. Mais, bien évidemment, en respectant scrupuleusement les règles et la synchronisation de l'appareil moteur dans son intégralité et surtout en accord avec le texte musical interprété. Dans le test n°1 (1.3.2) nous nous sommes exercés à faire des mouvements corrects des unités proches. C'est cependant un mouvement horizontal. Afin de pouvoir l'utiliser pour appuyer les touches, il faut le transformer en un mouvement vertical. C'est ce qui se passe dans le poignet, le métacarpe et, enfin, dans les articulations des doigts.
1.4.2
Fixations des articulations
Dans le point précédent, nous avons pris en considération la situation dans laquelle des articulations trop relâchées empêchaient le poids des unités proches d'atteindre le clavier. La solution à ce problème consiste à
fixer les articulations de manière à ce qu'elles puissent, sans une tension excessive de la main (cf.
p. 5.1.2) transmettre aux touches l'impulsion d'énergie issue de l'épaule.
Bien que l'anatomie distingue
29 articulations dans le membre supérieur, la théorie pianistique ne prend en compte que 17 points mobiles visibles: l'épaule, le coude, le poignet, une série de trois articulations pour les doigts allant du 2 au 5 et de deux dans le pouce. Le calcul nous révèle que certains comprennent davantage d'articulations, mais pour simplifier nous considérerons ces points mobiles également comme des articulations.
Ainsi, en règle générale, pour un appui de transmission correct d'une touche, il faudra fixer six articulations: 3 dans le doigt + le poignet + le coude + l'épaule. Toutes les six devront rester dans un état d'une certaine tension, car il suffit d'une seule insuffisamment fixée pour que tout le pont s'effondre et que la transmission d'énergie issue de l'épaule cesse, provoquant en conséquence une fatigue musculaire et une perturbation de la technique. De plus, ces fixations ne sont quasiment jamais les mêmes dans chacune des articulations. En fonction de la technique utilisée, les niveaux de fixation de chaque articulation varient, ce qui offre un nombre énorme de permutations possibles. L'art pianistique consiste à trouver pour chaque note du texte musical interprété une configuration optimale de fixations, or il faut savoir que ces configurations changent parfois très fréquemment.
N.B. Bien évidemment, la fixation des articulations demande de la force musculaire. Celle-ci est néanmoins nettement inférieure à celle utilisée lors d'un jeu erroné. De plus, elle se répartit équitablement dans tout le membre. Quant aux mouvements de projection, ils limitent encore davantage la participation des muscles.
1.4.3
doigts tendus
Mains de Horowitz (1978) Vidéo
Les doigts constituent un maillon important dans la chaîne des segments de la main formant le pont, et ce en raison du nombre d'articulations qui s'y trouvent. La fixation des articulations aboutit à ce que l'on appelle des
“doigts tendus”.

Littéralement parlant, un doigt est parfaitement tendu lorsque toutes ses phalanges se trouvent alignées avec l'os du métacarpe (c'est-à-dire que l'angle de toutes les trois articulations vaut 180°). Bien évidemment, personne ne joue du piano avec de tels doigts, mais il arrive cependant fréquemment que l'on joue les doigts complètement tendus dans les deux premières articulations (interphalangiennes), comme on peut le voir sur les photos ci-dessous. Reste à savoir à quel point doivent-ils être courbés? Les écoles de musique enseignent que les doigts sur le clavier doivent être “arrondis”, un peu comme si l'on tenait une pomme dans la main. D'après ce que j'ai pu voir sur le net et entendre de la bouche de mes élèves, je sais que certains professeurs vont même jusqu'à coller des balles de ping-pong sous la paume de la main des enfants – quel non-sens et quelle barbarie! Si jamais je devais faire des comparaisons, je verrais plutôt à la place une grosse balle au lieu d'une pomme. Et encore, ce n'est pas toujours vrai, car tout dépend de la configuration des touches et des propriétés de la main*.
Je ne donne pas exprès des photos posées, mais des trames de mes vidéos - voilà pourquoi elles sont un peu floues
De même, certaines personnes jouissant soi-disant d'une certaine autorité répètent avec une persévérance autoritaire leurs inepties autoritaires sur l'inadmissibilité de jouer, par exemple, avec le cinquième doigt contracté ou avec les osselets du métacarpe creux. Et, à vrai dire, personne ne sait d'où viennent ces “sages conseils”, totalement inutiles en pratique et dont aucun pianiste raisonnable ne se sert. Par contre, il y a beaucoup d'excellents musiciens qui jouent en commettant ces “erreurs inadmissibles” et qui se débrouillent parfaitement. Si quelqu'un a des problèmes techniques, ce n'est certainement pas la faute du cinquième doigt ni de l'osselet.

*Plus la main est
grande et les distances entre les touches sont
petites (surtout les blanches), plus les doigts devront être arrondis, car il faut qu'ils tiennent physiquement sur le clavier. Sur un forum, je suis un jour tombé sur l'absurdité suivante:
“Regardez les mains de Gilels. Dans les passages techniques rapides on a l'impression qu'il tient une balle de ping-pong sous ses pattes joufflues”. Visiblement,
à ce moment-là cela était le plus confortable pour lui, ou bien il ne pouvait faire autrement! Il arrivait même à Horowitz de plier fortement les doigts dans certaines situations. Mais la cerise sur le gâteau ce sont ces “pattes joufflues”

faisant allusion aux grandes mains de Gilels! Bref, voilà comment les gens délirent, et ce toujours sur un ton péremptoire!
Il est également très intéressant d'observer les enfants doués pour le piano: leurs petites mains prennent instinctivement les positions optimales. Lorsque ces enfants grandissent, ils deviennent des pianistes ayant justement une technique innée. Il ne faut donc en aucun cas détruire leur instinct en leur imposant des règles stupides.
Photo: mains de Kissine Vidéo: Kissine, Argerich et Gulda
Voici un bel exemple: regardez sur la photo ci-contre la main droite de Kissine. Les doigts 3, 4 et 5 sont “fautivement” serrés, mais pire encore, l'index qui appuie la touche est cassé dans l'articulation distale: une véritable horreur pour certains! Mais Kissine dispose d'une technique “à faire pâlir d'envie”, ce qui n'est pas le cas de la majorité des pianistes vénérant des règles douteuses. Et d'ailleurs, Kissine joue-t-il réellement les doigts tellement recourbés?
Cliquez sur cette photo pour regarder une vidéo courte, mais instructive montrant
au ralenti les mains de
E.
Kissine,
M.
Argerich et de
F.
Gulda (les liens ouvrent les films Youtube d'origine). En regardant Kissine jouer, on a l'impression qu'il le fait les doigts fortement recourbés, mais ce n'est qu'au ralenti que l'on voit qu'en fait la plupart du temps les doigts
courbés sont ceux qui
ne jouent pas! Quant à ceux qui jouent, ils n'appuient pas les touches avec leurs bouts, mais y adhèrent avec leurs coussinets. D'ailleurs, une telle manière de jouer doit être plutôt fatigante, car elle oblige les muscles à accomplir un travail à la fois énorme et inutile de flexion et de redressement. Peut-être qu'avec l'âge cela lui passera. Quant à M. Argerich, nous observons chez lui des mouvements projectifs à la fois de la main et des doigts, bien évidemment redressés, car il est impossible de réaliser une projection avec un doigt fléchi. Et qu'en est-il de Gulda (extrait de film à vitesse normale)? Il n'y a pas grand chose à dire, tout n'est qu'économie, il n'y a pas le moindre millimètre de mouvement superflu!
La question de la position du doigt sur la touche se présentait ainsi au cours de l'histoire de la pianistique:

Chopin disait de ne pas gratter les touches, mais de les caresser, ce qui signifie qu'il voyait le doigt

comme aplati, et non positionné à la verticale - cf.
Le toucher dans la méthode de Chopin.

Liszt disait tout simplement que la surface de la partie distale du doigt devait reposer presque dans

son intégralité sur la touche.

Jouer les doigts à plat était aussi caractéristique pour certains grands pianistes russes, comme

Anton Rubinstein et Felix Blumenfeld. Ce dernier a enseigné cette technique de jeu au jeune Horowitz.
Contrairement à la croyance répandue, l'utilité des doigts à plat ne se réduit pas qu'à la cantilène. Il est possible de jouer beaucoup plus facilement la plupart des passages difficiles du point de vue technique avec des doigts très peu fléchis et en réalisant en même temps des mouvements projectifs (voyez, par exemple, mon enregistrement du fragment de
l’Étude en la mineur de Chopin). Cependant, pour pouvoir utiliser cette technique, il faut perdre l'habitude de puiser de l'énergie des seuls doigts. De plus, observer les mains qui jouent des passages rapides est illusoire, car, comme nous l'avons vu sur l'exemple de Kissine ci-dessus, à plein tempo il est impossible de tout remarquer. Il y a aussi d'autres “pièges”: en regardant mon exemple de
répétitions de Debussy, on peut avoir l'impression que je les joue les doigts fléchis, et ce n'est que sur le film au ralenti (à partir de 0:22) que l'on remarque que la première tierce est jouée les doigts presque à plat, des doigts qui ne s'arrondissent qu'au cours de la seconde et de la troisième, car c'est dans la nature de la répétition interprétée.
Pour résumer
La position optimale du doigt par rapport au clavier est celle qui garantit un maximum de
perception de la résistance, à la fois du mécanisme du piano (à la
verticale), contre laquelle
nous ne pouvons rien faire, et de la surface de la touche (à l'
horizontale), que
nous pouvons contrôler par la force de friction de la peau du doigt** sur la touche. Dans la pratique, cette position optimale peut être atteinte le plus souvent par une légère flexion de l'ordre de 160-170° entre les phalanges voisines. Des doigts quasiment redressés sont la condition de base pour obtenir pendant le jeu la position du doigt à plat (ang. flat finger position ou FFP), qui permet de bénéficier d'importantes facilités techniques telles que les
fixations ligamentaires et les
mouvements projectifs. Bien évidemment,
il est exclu de jouer les doigts totalement “à plat”, c'est-à-dire lorsque la phalange médiane est en contact avec la touche. Outre cela, tout est relatif: comme nous le verrons dans le
chapitre 8, un doigt qui se redresse dans telles articulations peut fléchir automatiquement dans d'autres.
**Ce qui engendre d'énormes problèmes lorsque les doigts sont couverts de sueur ou trop desséchés!
Néanmoins, ce qui importe le plus c'est l'
activité des doigts, leur
propension à se tendre, car c'est grâce à cela que l'on peut en quelque sorte prolonger vers le clavier le mouvement d'ouverture du bras et de l'avant-bras décrit plus haut. Un doigt qui se tend légèrement au moment de frapper la touche fonctionne un peu comme un
ressort et joue un
triple rôle: il
amortit l'instant de couplage (“de collision”) avec le mécanisme du piano, il
transmet la force issue de l'épaule à ce mécanisme, et, enfin,
rebondit sur la touche (ou
son fond). Cela favorise un jeu léger et sans effort. Par contre, un doigt insuffisamment fixé dans les articulations, ne pouvant transmettre à la touche l'énergie issue d'unités supérieures, provoque un effondrement du “pont” et aboutit à toutes les parésies techniques connues du pianiste inexpérimenté.
1.4.4
Test n° 2 - nous bâtissons un pont
a) Test n° 2 - préparation
Posez les doigts sur les six touches indiquées dans l'exemple de partition ci-contre. Les doigts doivent être légèrement tendus et reposer sur les touches avec leurs coussinets, comme nous l'avons vu plus haut. Une fois les doigts préparés de cette manière, il ne faut plus les fléchir, ni les bouger (bien évidemment uniquement lors du présent test!). Le poignet se trouve un peu en dessous du métacarpe, le torse est légèrement penché.
b)
Test n° 2 - exécution
L'objectif de ce test consiste à produire un son grâce à un remplissage étanche de l'espace entre le torse et le fond de la touche. Vous pouvez le faire
de deux manières, en veillant toutefois à
synchroniser précisément le mouvement
d'ouverture du bras

avec un
léger soulèvement du poignet
soit
I 
pencher lentement le torse (pencher la tête seule suffit, car le torse va suivre ce mouvement) et, à un certain moment, prendre appui sur les doigts qui se trouvent sur les touches préalablement préparées,
ou bien au contraire:
II 
commencer avec le torse assez penché et se repousser du clavier avec les mains en ouvrant le bras et l'avant-bras (la tête se soulève alors et rebondit même en arrière si on joue fortissimo).
Vous pouvez observer sur les vidéos ci-contre le travail mécanique de la tête et du torse chez l'un des plus grands pianistes de tous les temps, Josef Hofmann.
Josef Hofmann joue le Prélude en do dièse mineur de Rachmaninov (le seul film préservé de lui)
Et maintenant, je vais sortir un peu du sujet, mais je me dois d'en parler. En regardant le film “ The Art of Piano - Great Pianists of 20th Century” contenant cet enregistrement, j'ai eu la désagréable surprise d'entendre Piotr Anderszewski parler de l'alcoolisme de Hofmann. Totalement hors-sujet, cette allusion n'a rien ajouté au film, quant aux rires dont elle était accompagnée, ils étaient tout simplement inadmissibles pour moi. Dommage qu'Anderszewski ait omis de mentionner que le problème de Hofmann a commencé après la mort de sa femme. Je suppose qu'il n'était pas au courant de cela, néanmoins il vaudrait mieux vérifier certains faits avant d'en parler, surtout en public.
c)
Test n° 2 - explications
Les dessins 3b et 3c illustrent la position de “grue” (main suspendue au-dessus du clavier) en comparaison avec la position de “pont” (
sous le curseur - dessins 3b' et 3c'). En déplaçant le curseur sur ces dessins, veuillez observer les mouvements subtils de couplage du coude et du poignet.
Légende du dessin 3b
R1 - résistance de la masse du piano
R2 - résistance de la masse du corps

- ouverture du bras au niveau du coude

- mouvement du poignet vers le haut
Légende du dessin 3b' (sous le curseur)

- mouvement de la main rappelant le fait d'enrouler
une feuille de papier (cf.
p. 6.3)
d)
Test n° 2 - ciseaux mécanisme
Légende du dessin 3c
FH - composante horizontale (ouverture du bras)
FV - composante verticale (à partir du poignet)
F2 -
force résultante (fonctionnant réellement)

Un petit détail pour stimuler l'imagination: le membre supérieur vu de côté présente une ligne brisée irrégulière. Neuhaus suggérait de visualiser à la place l'image d'un pont reliant l'épaule à la touche. Personnellement, je préfère néanmoins imaginer à la place ma main sous la forme d'un bras articulé stable qui fonctionne selon le même principe qu'un embrayage de voiture
et qui...
Dessin 3c:
...soit réduit sa longueur de manière minimale (= position de “grue”, “vol plané”) permettant ainsi de déplacer rapidement la main à un autre endroit du clavier;
Dessin 3c' (sous le curseur):
...soit se détend et remplit hermétiquement la distance reliant les masses résistantes
R1 et
R2 , couplant ainsi l'épaule avec le fond de la touche au moment de la production du son (= position de “pont”, contact / appui).
Cette image de bras articulé possède encore
un autre avantage. Comme je l'ai déjà mentionné, le bras et l'avant-bras effectuent un travail à l'
horizontale (force
FH) ), et la main à la
verticale (force
FV). Veuillez remarquer que la résultante
F2 de ces deux forces (c'est-à-dire la force agissant réellement sur le clavier) est parallèle à la direction de fonctionnement du mécanisme du bras articulé imaginaire. Pour mieux expliquer la direction dans laquelle cette force
F2 fonctionne, je dis à mes élèves d'essayer pendant leur jeu d'agir sur la surface des touches comme s'ils essayaient de
“pousser” le piano vers l'avant. Bien évidemment, c'est irréalisable, mais cela représente bien l'angle optimal du travail de la main. De plus, le plus souvent une
faible force d'action d'un tel mouvement est suffisante. La vidéo de Kissine présente ci-dessus montre très clairement un tel mouvement du bras droit vers l'avant lors de la frappe du pouce.
Attention cependant: en général, les mouvements horizontaux de ce genre sont tellement
microscopiques qu'ils demeurent
invisibles et l'observateur a l'impression que le pianiste joue de manière verticale.
Bien que ce mouvement agisse de manière continuelle (s'il n'y a pas de pauses), il change sans cesse de force. C'est un peu comme une voiture: lorsque nous voulons franchir la bordure d'un trottoir, nous devons appuyer sur l'accélérateur afin d'augmenter la puissance qui arrive dans les roues. Sur le clavier, un bon exemple d'une telle “bordure de trottoir” constituent les moments de passage du pouce ou d’autres doigts au-dessus de lui. Il faut alors “pousser le piano” un peu plus fort, mais en visant avec une très grande précision les endroits adéquats. Cela débouche sur l'impulsivité dont je parle longuement dans les chapitres suivants. En jouant par exemple une gamme très rapide, nous devons introduire même plusieurs impulsions de ce type par seconde. Il faut veiller cependant à ce qu'elles ne produisent pas d'accents inutiles. La solution consiste à réaliser l'impulsion un instant avant de frapper la touche, par exemple en sous-tendant le pouce (à tempo élevé, cela donne une anticipation de l'ordre de quelques millisecondes).

1.5 - Petit exercice: clavier “muet”
Une bonne façon de contrôler la création d'un pont est l'observation du mouvement des marteaux lors d'un appui lent et de la libération des touches en veillant à ce qu'aucun marteau ne touche la corde. Nous ressentons alors la résistance de la touche qui soulève le marteau, ce qui nous permet de déterminer précisément la force avec laquelle il faut agir afin de trouver un équilibre à cette résistance pendant l'exercice et à la dépasser légèrement pendant le jeu.
Passez le curseur sur la photo et remarquez le niveau d’enfoncement des touches. Clic = vidéo
Le mieux est de commencer par une seule touche. Dans les accords, il faut essayer d'équilibrer la fixation des doigts et l'angle d'inclinaison de la main de manière à ce que tous les marteaux bougent exactement ensemble, en formant une ligne. Cela n'est pas toujours possible, car beaucoup dépend de la qualité de l'instrument et du réglage de son mécanisme. De plus, il est beaucoup plus facile de le faire sur un piano à queue que sur un piano droit, comme on peut le voir d'ailleurs sur la vidéo. Cet exercice “clavier muet” est nettement plus difficile que de jouer un accord sonore avec toutes les notes idéalement ensemble, et c'est le but!
Il est également possible de travailler ainsi les ppp insidieuses, dans lesquelles certains sons n'apparaissent souvent pas. Sur l'exemple de partition ci-contre (fin de la Consolation en ré bémol majeur de Liszt), les notes bleues x représentent justement un tel appui d'essai partiel après lequel la dernière tierce produira toujours un son. La
si bémol peut être changée en
c'est-à-dire que l'on peut maintenir ou non cette note avec le quatrième doigt pendant les appuis probatoires des croches.
* * *
Copyright © 2012, Aleksander Woronicki